Si vous gravitez dans les cercles de justice sociale, il est fort probable que vous ayez entendu le mot « intersectionnalité » dans les récentes années. Il se peut que vous ayez tenté une ou deux fois de vous en servir, mais qu’en le tapant dans Word, le correcteur vous ait proposé de le remplacer par « intersectoriel ». Il y a aussi des chances que vous n'ayez jamais entendu le mot avant de lire ces lignes.
J’étais de celles qui figuraient parmi ces deux dernières catégories il n’y a pas si longtemps. J’avais une idée vague du concept, mais je le trouvais complexe, et je ne savais pas concrètement ce que ça voulait dire. En parlant avec les gens autour de moi, j’ai réalisé que je n’étais pas la seule, que c’était un bien long mot qu’on préférait laisser aux wokes de la gauche (hint hint : je fais aussi partie de cette dernière catégorie).
Commençons donc par le terrain plutôt que la théorie. Dans les années 1990, des féministes autochtones et racisées ont imposé le concept de « justice reproductive ». Jusqu’alors, s’agissant de la question des droits reproductifs, les féministes avaient misé sur l’accès à l’avortement et à la contraception comme revendications centrales. Or, pendant ce temps, de nombreuses femmes autochtones et racisées sont soumises à la stérilisation forcée – pratique qui a d’ailleurs toujours lieu aujourd’hui, et qui a contribué à la marginalisation continue des mères autochtones par l’État et la société en général.
Comment a-t-on pu faire un tel oubli, dans notre mouvement, qui se voulait universel, au bénéfice de toutes les femmes? La réalité, c’est qu’il n’existe pas une expérience, un vécu qui soit commun à toutes les femmes ou minorités de genres. Bien qu’il soit vrai que nous subissons toutes de l’oppression basée sur le genre, celle-ci n’existe pas dans un vase clos; elle cohabite avec de multiples autres formes d’oppression, basées sur l’origine ethnique, la classe sociale, l’âge, la religion, l’orientation sexuelle ou encore les capacités physiques. Ainsi, une femme noire ne subit pas la discrimination sexiste de la même façon qu’une femme blanche.
Ce glissement est probablement l’une des plus grandes erreurs du mouvement féministe. À l’époque des premières et deuxièmes vagues, seules les femmes avec assez de capital social - donc blanches et d’une certaine classe sociale - avaient réussi à se tailler une place d’influence au sein du mouvement ou des sphères décisionnelles. Selon elles, le genre était la source première d’oppression vécue par les femmes. Les autres sources d’oppression, comme le racisme, devaient être relayées au deuxième plan dans la lutte pour les droits des femmes.
Puis, dans les années 1970, des théoriciennes noires et racisées - allant de bell hooks à Angela Davis au Combahee River Collective - ont commencé à poser les bases d’un mouvement féministe qui pourrait réellement prendre en compte les réalités multiples et uniques des femmes et des minorités de genre. En avançant que la race, le genre et la classe étaient des facteurs indissociables les uns des autres comme sources d’oppression, elles ont ouvert la voie vers un féminisme qui pourrait véritablement – et concrètement – être « pour tout le monde », un réel mouvement collectif, comme l’affirme notamment bell hooks[1]. En 1989, la juriste Kimberlé Crenshaw propose le terme « intersectionnalité » afin de théoriser la réalité des femmes vivant à la croisée des oppressions, plus spécifiquement celles qui subissent à la fois les effets du racisme et du sexisme[2].
Ok, vous me dites : « Donc l’intersectionnalité, c’est quand une personne subit plus qu’une forme d’oppression, ce qui entraîne une augmentation de la discrimination à laquelle elle fait face ». Oui… mais pas seulement.
En fait, comme on l’a vu dans l’exemple de la justice reproductive au Canada, le sexisme, le racisme et le colonialisme que vivent les femmes autochtones n’entraînent pas une simple augmentation des injustices reproductives, mais changent et façonnent la nature des injustices vécues. Les femmes autochtones risquent certes d’avoir plus de mal que le reste des Canadiennes à accéder à un avortement, mais elles font également face au racisme systémique de notre système de santé, qui leur impose stérilisation et contraception forcée, une réalité que les femmes Blanches n’ont probablement pas à vivre. En d’autres mots, les systèmes d’oppression ne font pas que s’additionner; ils se construisent et s’alimentent les uns les autres. Ils sont en fait indissociables, et doivent donc être combattus simultanément.
Bon, maintenant qu’on a compris les bases du concept, on en fait quoi? Il est certain qu’il s’agit d’un outil d’analyse qui sert à alimenter la théorie et la structure de nos mouvements, ainsi qu’à élaborer des politiques publiques qui ne soient pas discriminantes pour une partie de la population. Mais l’intersectionnalité est aussi une pratique que nous pouvons mettre en œuvre dans notre propre vie. Elle peut nous amener à :
- Questionner nos propres privilèges et nos biais inconscients;
- Être à l’écoute des expériences des autres;
- Prendre en compte les identités multiples, au lieu d’agir comme si nous vivions toustes les mêmes expériences;
- Se demander qui est inclus dans nos actions, nos interventions, nos événements… et qui nous laissons de côté.
Finalement, l’intersectionnalité est une façon concrète de construire un monde plus inclusif. Il s’agit d’un moyen par lequel nous pouvons nous assurer que plus personne ne tombe « dans les craques ». Il s’agit de la base autour de laquelle notre mouvement peut prendre de l’ampleur et devenir plus fort. Il s’agit du cri de cœur commun autour duquel nous pouvons toustes nous rallier pour une plus grande justice sociale.
Pour en savoir plus sur l'intersectionnalité, visionnez la conférence Ted Talk de Kimberlé Crenshaw et retrouvez des ressources dans notre boîte à outils.
[1] Voir hooks, bell (1984). Feminist Theory: From Margin to Center, Routledge, New York, 179 p.
[2] Crenshaw, Kimberlé (1989). “Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics”, dans University of Chicago Legal Forum, Volume 1989, Issue 1, Article 8, p. 139.
Rédaction : Elise Pelletier
Recherche : Christine Griffin
Image de couverture : photo d'un groupe de personnes en train de manifester et élevant des pancartes. Au centre, une personne noire avec l'air affirmé lève le poing.