Entrée dans le journal de Léa, 1 mai 2070
Cher journal,
Ce matin, je suis allée fouiller dans les affaires de ma mère, Lucille, qui est née en décembre 2019, il y a un peu plus de 50 ans. Ses parents lui avaient écrit cette note dans son journal de naissance :
Lorsqu’on s’est rencontré, ta maman avait averti ton papa qu’elle ne voulait pas d’enfant. Plus notre amour grandissait, plus on changeait d’idée. On se questionnait à savoir si c’était éthique de vouloir des enfants, en raison de tous les défis à venir dans le monde (ex. urgence climatique). Ton père croit que les enfants ont un rôle important à jouer dans le monde. Ensemble, on savait qu’on pouvait offrir ce qu’on a de meilleur à un enfant, qui à son tour pourra changer le monde à sa manière. C’est à l’automne 2017, un an après notre déménagement à Moncton qu’on a décidé qu’on voulait être parents.
Eh bien, mémère et pépère ne pouvaient pas se douter à quel point elle et il avaient raison en écrivant cette note!
Ma famille aime bien raconter des histoires. Mémère Geneviève me raconte que son père à elle était aussi un très bon raconteur. Il lui racontait que, lorsque lui et ses 5 frères et 6 sœurs étaient jeunes, ils et elles allaient dans le canal devant la maison pour attraper des poissons, avec un harpon. Ma grand-mère et ma mère, elles, n’ont jamais vu un seul poisson, ni dans le canal devant la maison familiale, ni même dans le ruisseau qui nourrit ce canal. D’ailleurs, lorsque ma mémère avait trente ans (il y a de cela 50 ans), elle se souvient d’avoir lu que plus d’une soixantaine de poissons avaient été déclarés en voie de disparition dans la région.
Une autre histoire que mémère aime me raconter, c’est que seulement quelques mois après la naissance de ma mère, leur famille a dû être en confinement pour de nombreuses semaines. C’était la première fois que le monde vivait une situation d’une telle ampleur. Mes grands-parents étaient parmi les personnes privilégiées. Le confinement leur a permis de passer du temps de qualité en famille. Mon pépère Philippe travaillait sur une ferme et mes parents avaient fait des conserves. La famille n’a donc manqué de rien pendant cette situation difficile. Mais mémère me répète à chaque fois que ce n’était pas le cas pour tout le monde.
Une des histoires qu’elle me raconte, c’est qu’à ce moment-là, une autre pandémie, moins visible, mais tout aussi ravageuse existait déjà depuis très longtemps : la violence faite aux femmes et fondée sur le genre. C’est dur à croire aujourd’hui, mais dans ce temps-là, c’était chose courante pour certains hommes de violenter verbalement, psychologiquement, sexuellement et physiquement leur conjointe, les femmes et les membres de la communauté LGBTQIA2+ qui les entouraient. Pire que ça, bien que plusieurs personnes et organismes revendiquaient des changements jour après jour, les gouvernements et les personnes en pouvoir ne prenaient pas les moyens à leur disposition pour enrayer cette violence. Imagine-toi que quand ma mère est née, l’équité salariale n’existait même pas dans le secteur privé au Nouveau-Brunswick ! Ç’a d’ailleurs été le thème de sa première manifestation, le 8 mars 2020, alors qu’elle n’avait pas encore 3 mois. Je pourrais t’écrire comment et quand tout ça a changé, mais ce sera pour une prochaine fois.
Des fois, j’ai de la misère à croire les histoires de mes parents, tellement c’est invraisemblable. Le monde a bien changé depuis 2020, depuis le jour où mes grands-parents ont écrit une note dans le journal de naissance de ma mère. Mes parents me racontent que lorsqu’ils étaient jeunes, les gens croyaient dans une espèce de « main invisible ». Cette main-là, grâce aux actions individuelles (guidées par l’intérêt personnel de chacun.e), promettait richesse et bien commun. Dur à croire n’est-ce pas? Qu’une main, que personne ne voit, serait en mesure d’assurer qu’on produise assez pour que personne n’ait faim, que tout le monde ait un toit sur la tête, des vêtements à porter et que chacune et chacun jouissent de conditions de vie respectable. Tout ce qu’il fallait faire, en retour, c’était de ne pas intervenir. De la laisser diriger l’ « économie » à sa manière.
Ma mère et ma mémère me racontent que les gens continuaient à croire dans ce mythe, même s’il y avait des milliers d’exemples qui contredisaient ce dogme qui disait faire la promotion du bien commun. Les disciples de cette « main invisible » martelaient que c’était la faute des gens s’ils se retrouvaient dans des situations précaires. Ils allaient même jusqu’à qualifier ces personnes de paresseuses. Quand j’entends ça, je trouve ça tellement bizarre que la majorité des gens ont pu accepter que les femmes, les minorités visibles, les personnes en situation de handicap, les personnes de la communauté LGBTQIA2+, etc. soient traitées inférieurement aux autres. D’ailleurs, peut-on vraiment croire que c’est un choix ou de la paresse quand, l’année de la naissance de ma mère (2019), un-million-350-mille enfants au Canada vivaient en situation de pauvreté? Les enfants autochtones, racisés et immigrants, ainsi que les enfants de familles monoparentales dirigées par une femme, étaient touchés de façon disproportionnée.
Ma mère me raconte que tout ça a commencé à changer après la pandémie de 2020. En effet, on dirait qu’après avoir passé des mois en confinement dans leur maison, les habitant.e.s du Nouveau-Brunswick ont réalisé à quel point cette soi-disant « main invisible » n’avait pas de sens. Même en pleine pandémie, les défenseurs de la main invisible continuaient de scander qu’il fallait à tout prix « sauver l’économie ». À ce moment, les gens ont commencé à se rendre compte que ce n’était pas cette main que personne ne voit qui avait soutenu les gens pendant la pandémie. Ce sont plutôt des investissements et des mesures prises par les gouvernements et des citoyen.ne.s qui leur avaient permis de passer à travers.
Une fois le pire de la pandémie passée, le discours de la « main invisible » est revenu au grand galop avec ses fausses promesses et ses vieux slogans. Mais grâce à la mobilisation de plusieurs organisations écologiques, féministes, anti-capitalistes et autres, le peuple a rejeté les discours appelant à l’austérité à cause des soi-disant « déficits monstres ». Plusieurs ont réclamé que le gouvernement et les grandes entreprises s’assurent de maintenir des conditions de vie respectables et la dignité humaine de toutes et tous. Les communautés ont également résisté à l’appel à la surconsommation, cette conviction qu’on puisse puiser indéfiniment des ressources limitées. Malgré tout, cette façon de penser avait déjà fait des torts irréparables à la Terre et à ses habitant.e.s.
Ma mère me raconte que ça n’a pas été facile. Elle me rappelle toujours qu’il y a eu de grand.e.s perdant.e.s dans tout ça et que c’est une leçon dont je devrai me rappeler toute ma vie. Si aujourd’hui je peux aller sur la piste cyclable entre Collette et Acadieville, si j’ai pu manger des légumes frais, provenant des fermes de la région, à la cafétéria de mon école élémentaire et secondaire, si je n’ai pas eu à payer pour aller à l’Université et si je vis dans une province où le gouvernement investi dans la santé et le bien-être des gens et de la planète… Ça n’a pas toujours été le cas. La pandémie de 2020 à laquelle je fais référence depuis tantôt a été destructrice pour plusieurs personnes de couleurs, pour plusieurs personnes aînées, pour plusieurs personnes en situation de handicap, pour plusieurs travailleuses du sexe, et j’en passe.
Bon, je pense que c’est le temps que j’arrête d’écrire et que je bouge un peu! Je vais aller chez ma grand-mère à vélo, lui apporter quelques légumes que j’ai récoltés dans le jardin collectif du village. J’en profiterai pour lui raconter que j’ai vu 2 poissons nager dans le canal devant chez nous hier!
Léa, 8 mai 2070