Leila : un parcours migratoire pas comme les autres !

Hommage à mon amie Leila

Voilà que je m’approche de l’ambassade du Canada à Tunis, situé dans un quartier calme entre des maisons individuelles, séparées par de beaux vieux arbres. Mon cœur, excité d’entrer dans la maison canadienne, se trouve enrobé d’un sentiment mitigé entre la grande joie d’un côté et une petite peur de l’inconnu de l’aventure qui se présente. Le gardien à la porte vérifia mon nom et la lettre reçue et me laissa entrer dans la salle d’attente. Je ne savais pas en ce jour-là, que le grand voyage, comme disait un proverbe chinois, commence souvent par un simple petit pas. Aussi, je ne savais pas que j’allais faire une rencontre qui donnera lieu à une merveilleuse amitié durable. En effet, par cette nouvelle j’aimerais rendre hommage à ma grande amie Leila, en tant que femme qui cherche toujours égalité en tout domaine, en tant qu’étudiante combattante pour atteindre ses objectifs et enfin en tant personne vivant avec un handicap physique qu’elle assume bien.

C’est là où j’ai rencontré ma grande amie Leila, il y a 23 ans, déjà. Assise dans sa chaise roulante manuelle, un visage rond et illuminé, des yeux d’amandes au regard doux mais brillant, et des cheveux châtains foncés coupés court. Ce qui a attiré mon attention, ce n’est pas la chaise roulante, bien qu’à cette époque on n’était pas très habitué dans notre pays d’origine, à rencontrer des personnes ayant un handicap physique ou mental à l’extérieur, mais plutôt la posture de la jeune femme. Elle avait le dos bien droit, la tête haute; habillée d’une chemise blanche et d’un pantalon jean, je sentais chez elle l’affirmation, la persévérance, la fierté; disons quelque chose qu’on appelle aujourd’hui la résilience. À côté d’elle un bel homme grand, de teint basané, des yeux foncés et une moustache noire. Les deux se parlaient avec un air sérieux comme s’il s’agissait d’un partenariat autour d’un projet commun. J’ai fini par comprendre que cet homme qui accompagnait Leila était son frère Ali, un jeune médecin brillant qui la soutenait dans son projet d’études au Canada. En effet, j’ai appris que l’agente qui a traité son dossier, lui a refusé le visa d’étudiant car elle a soupçonné que Leila voulait plutôt immigrer qu’étudier. C’est la raison pour laquelle, son frère l’accompagnait. Mais certainement sa présence lui facilitait aussi le déplacement et par conséquent lui épargnait la négociation qu’elle avait à entretenir avec les chauffeurs de taxi, chaque fois qu’elle a besoin de se déplacer.

Après avoir échangé avec elle des salutations, chacune de nous s’est présentée à l’autre et par la nature du contexte, on s’est posée la question inévitable : à quelle université es-tu inscrite ? Dès que Leila a appris que j’étais admise à la même université qu’elle, sans hésitation, elle m’a remis une lettre fermée et cachetée qu’elle avait sortie de son sac. Elle m’a dit en me regardant dans les yeux : « s’il te plait, j’aimerais que tu remettes cette lettre aux services des résidences, dis-leur que je viendrai et qu’ils doivent me conserver la suite que j’ai louée pour l’année ». Oui, elle a loué une suite puisqu’elle y avait avec elle une personne qui allait l’aider au quotidien, le temps d’apprendre à vivre d’une façon autonome. Dix jours après notre première rencontre, j’ai visité Leila dans sa chambre sur le campus. La suite n’avait rien d’extraordinaire, c’était une chambre plus grande que les autres chambres avec une salle de bain complète mais elle lui offre des conditions appropriées pour faire ses études.

Leila s’est adaptée rapidement à son nouvel environnement. Comme elle est arrivée en hiver, elle devrait s’acheter un bon manteau, des souliers plus chauds, faire des courses, connaitre les portes des édifices du campus et obtenir une clé qui lui permet d’ouvrir les portes réservées aux personnes à chaise roulante. D’ailleurs, après peu de temps, Leila semblait la seule parmi nous qui s’appropria rapidement, dans sa représentation mentale les principaux bâtiments de notre Université.

Déjà ingénieure en informatique, elle était douée pour faire des études de maitrise dans le même domaine. Son directeur de thèse était un jeune professeur qui avait un plan de carrière bien déterminé et très ambitieux. Leila devait subir la pression de ses ambitions. Ce jeune chercheur n’hésitait pas à lui crier au visage ou de l’appeler dans sa chambre pour lui dire : « tu dois venir tout de suite au bureau, il faut absolument avancer dans le travail ». Cela me paraissait irrespectueux et étrange mais, il faisait la même chose avec tous ses étudiants et étudiantes. Il ne se souciait pas de la maladie de Leila alors que son problème de santé est de type progressif et il aurait pu l’accommoder un peu pour qu’elle puisse reposer ses muscles et les entretenir. Non, c’était une machine à production, l’économie du savoir oblige ! Je pense qu’il n’a jamais eu de discussion humaine avec son étudiante.

Comme femmes nouvellement arrivées au Canada, des fois on parlait d’adaptation, elle m’a avoué avec un sourire ironique, «la vraie adaptation est celle que je vivais dans mon propre pays à chaque jour, ici je me sens accueillie d’au moins physiquement, mon handicap ne pose pas de problème aux autres, il pose problème uniquement à moi qui le vit ». Mais après quelques années, elle était obligée de remettre en question cette perception. Je me souviens comme si c’était hier alors que nous deux assises face à face dans le train qui revenait de Buffalo vers Montréal suite à une entrevue d’immigration. L’allée était agréable avec une joie anticipée alors que le retour était triste est coloré d’amertume puisqu’on lui avait refusé sa demande d’immigration. «Si moi, disait-elle, la première concernée j’accepte mon handicap, pourquoi les autres ne l’acceptent pas ?». Je n’avais pas de mots pour apaiser ni sa douleur psychologique ni le rejet qu’elle a ressenti après que l’agente lui a refusé explicitement sa demande. Je voyais ses épaules baissées, sa tête tombée sur le côté droit, je sentais même ses muscles lâchaient et réclamaient le repos. Mais, je savais que je suis devant une personne forte et combattante. Tout au le long du trajet, elle me racontait les coups qu’elle avait reçus, c’était du flash-back. À un moment donné, elle m’a dit : « tu sais, ce n’est pas grave, j’ai vécu pire que ça, et la bataille de ma vie continue ». Quel honneur d’être amie à une personne comme Leila! Chaque obstacle pour elle est une occasion d’apprentissage et de développement. Comment puis-je me plaindre de mon allergie ? Alors qu’elle est privée de faire ce qu’elle veut au moment où elle veut.

Quand tu rencontres Leila pour la première fois, tu sentiras comme si tu la connaissais depuis longtemps. En effet, cette femme au visage souriant communique facilement avec tout le monde : homme, femme, plus âgés ou plus jeunes qu’elle. Elle a une compétence en relations interpersonnelles hors du commun. D’ailleurs après vingt-trois ans de vie au Canada, elle garde toujours le contact avec toutes les personnes qu’elle a rencontrées en période d’études. Chaque fois que je l’appelle, elle a quelqu’un qui la visite! Elle a des amis partout, en France, en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, au Québec et au Canada.

Je n’ai jamais posé de questions à Leila à propos de sa maladie. À l’époque, cela ne m’intéressait pas. Mon intérêt était plutôt porté sur le rapport qu’elle avait avec sa propre maladie et le courage qu’elle avait pour décider de quitter son pays afin d’étudier, de travailler, de vivre autonome, de donner des ailes à ses talents et de contribuer à la société canadienne. La dystrophie musculaire. Une maladie progressive qui attaque les muscles du corps jusqu’à ce que la personne devienne infirme. Son frère Kamel n’a jamais marché et sa sœur Nadia n’a pas terminé ses études du primaire à cause de cette maladie et est décédée à l’âge de quarante-sept ans. Quant à elle, elle a marché jusqu’à l’âge de quatorze ans, ensuite, elle a commencé à tomber d’une manière répétitive jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus marcher. Sa grand-mère, qui avait une personnalité forte, lui acheta une chaise roulante manuelle et elle lui dit « Toi, tu ne vas pas rester à la maison à regarder la télévision, tu dois continuer tes études comme tes autres frères !». Ce geste est un défi que la grand-mère lança à la maladie de sa petite fille. Leila, qui a une âme joyeuse cria de joie. Elle n’avait aucun problème pour se rendre à l’école, ses amis étaient nombreux à venir la chercher et l’accompagnait à l’école. Avec son sens de l’humour, elle était la reine des abeilles, toujours entourée de gens qui l’apprécient et l’admiraient. Tout le monde cherchait à gagner son amitié. Parlons de son sens de l’humour, Leila nous dis souvent « Au paradis mes chères amies, vous n’aurez pas à vous soucier de quoi que soit, c’est moi qui vais marcher pour vous servir ».

Après tant d’obstacles d’ordre physique, humains et administratifs, Leila a réussi à convaincre les services d’immigration qu’elle était capable de vivre d’une manière digne et qu’elle était capable de contribuer au développement de la société canadienne mieux que plusieurs hommes et femmes ayant des corps entièrement fonctionnels. Le jour de la collation des grades où Leila a obtenu sa maitrise ès arts en informatique avec mention excellent, est une journée inoubliable! C’est vrai, qu’elle ne pouvait pas monter sur l’estrade mais, le recteur, le doyen et le respectueux M. Hubert Reeves, sont descendus de l’estrade pour saluer ma chère Leila sous les applaudissements interminables de l’auditoire. M. Reeves la salua chaleureusement et lui demanda : « ma chère madame, puis-je prendre une photo avec vous ?». « Oui, bien sûr M. Reeves ». Ce jour-là, Hassane, un de ses amis hommes lui a dit : « Leila, tu es un homme, et les hommes sont rares !». C’est probablement une façon maladroite de lui dire tu es l’égale du meilleur des hommes. C’est ainsi, que Leila n’a cessé de donner des leçons sur ce qui est l’égalité aux grands et aux petits hommes.
Aïcha Benimmas, Ph.D est professeure à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Moncton. Elle a obtenu son doctorat en géographie à l’Université Laval. Elle enseigne les cours de didactique des sciences humaines au primaire et au secondaire. Ses travaux de recherche portent sur la didactique des sciences humaines, la participation citoyenne, l’intégration des élèves issus de l’immigration à l’école en milieu minoritaire francophone et la relation école-familles immigrées.
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