Seule dans le calme de la nuit, je pense à ce départ qui s’annonce imminent;
je sais que nos hommes ne reviendront plus, les voisines viennent toujours me demander si j’ai reçu des nouvelles, je me tais, elles comprennent.
Les jarres se vident du blé récolté l’été dernier, de l’huile des oliviers de mon père, lui aussi parti avec les autres.
Seul le pommier du jardin nous annonce que la vie n’a pas encore déserté notre village, mais pour combien de temps ?
J’écoute le souffle de ma fille endormie et je sais qu’il va falloir partir, avec elle et pour elle.
Dans mes entrailles bouge le petit que j’ai voulu comme une dernière empreinte de mon mari. Ce sera un garçon je le sais, je le sens, il aura les yeux de son père, je le sais, je le sens, mais pour l’heure, je cache son existence au monde entier pour qu’il puisse éclore en toute sécurité.
Pour lui aussi il va falloir partir…
Je sais que là-bas, les femmes sont différentes, leur peau, leur regard, le mouvement de leur corps est différent.
J’ai peur, j’ai peur de leur regard qui se posera sur moi quand je serai parmi elles.
Je pense que je vais devoir changer de prénom, car elles ne sauront pas prononcer les syllabes de ce prénom pourtant choisi fièrement par ma mère à ma naissance.
Elles ne m’accueilleront pas les bras ouverts comme on le fait ici, elles ne porteront pas mon enfant à sa naissance dans leur bras comme le feraient les femmes d’ici, elles seront elles, je serai l’autre, l’étrangère, celle venue d’ailleurs. Elles me parleront une langue que je ne comprendrai pas et pourtant… il va falloir partir.
Au loin j’entends des cloches comme un signe de départ, je vais devoir marcher pendant de longues heures sans me retourner, je vais devoir effacer une à une les images de ma vie présente, je pars sans mes habits, là-bas elles portent d’autres vêtements, je pars sans valise, je pars sans mémoire, sans regret, mais je pars retrouver… la vie.